Le créole haïtien dans les études créoles : bilan, avancées et perspectives
Hommage à Pierre Vernet et Yves Dejean
Port-au-Prince, 17-19 octobre 2018
En partenariat avec l’Association LEVE et l’Akademi kreyòl ayisyen
Le créole haïtien (désormais CH) est généralement vécu dans l’imaginaire des créolistes comme le parangon des créoles, c’est-à-dire une variété de créole qui a atteint assez précocement (dès le début du XIXe siècle) une fonction sociolinguistique plus avancée que les autres (Vintilă-Rădulescu, 1976). Selon A. Valdman (2005) le CH est la variété de créole qui a atteint le plus haut niveau de standardisation et d’instrumentalisation. Il a également acquis un degré de grammatisation (dans le sens de Sylvain Auroux, 1994) plus avancé que les autres. Cependant, soulignons que le papiamento a connu un développement considérable dans le domaine du journalisme officiel et des échanges commerciaux dès la deuxième moitié du XIXe siècle, en plus d’être valorisé à l’école (Kouwenberg & Murray, 1994).
Par ailleurs, le CH est fortement influencé par d’autres langues du fait de sa cohabitation avec celles-ci et des circonstances de son émergence. Pour P. Pompilus (1985), son vocabulaire est français à 85%. A. Valdman (1991) [à la suite de Decamp (1971) en référence au créole jamaïcain] parle de décréolisation pour expliquer le fait que le CH perd certaines de ses spécificités intrinsèques en se rapprochant de son superstrat. R. Govain (2014) fait remarquer que son vocabulaire comporte aujourd’hui beaucoup d’emprunts à l’anglais et l’espagnol, en raison de son contact avec ceux-ci. Ce contact est toutefois moins immédiat que celui d’avec le français mais donne lieu à des phénomènes assez significatifs qui méritent d’être pris en considération dans l’étude de son évolution. Ainsi, il faudrait reconsidérer ce pourcentage de 85% indiqué par P. Pompilus en référence à la base lexicale du CH, ces emprunts étant plutôt nouveaux.
Il est vrai que plusieurs auteurs tels (à titre indicatif) S. Sylvain (1936), C. Lefebvre (1982, 1989), F. Joseph (1988), M. DeGraff (1992, 1995, 2000), J.-R. Cadely (1994), D. Fattier (1998), H. Glaude (2012), R. Lainy (2010), etc. ont abordé la description du CH à divers niveaux de son appareillage linguistique, mais beaucoup reste à faire. Par exemple, l’aspect phonologique constitue l’un des points faibles des études créoles. Pour mieux rendre compte de la carence des études phonologiques à ce niveau, nous pourrions considérer ces trois publications majeures, entre autres, parues dans la première moitié des années 2000 : 1) un numéro spécial de la revue des études créoles « La créolisation, à chacun sa vérité » sous la coordination d’A. Valdman (2002) ; 2) La créolisation : théorie, applications, implications (Chaudenson, 2003) et 3) Créoles, écologie sociale, évolution linguistique (Mufwene, 2005). Elles abordent des sujets divers ne concernant pas directement la phonologie. Ce colloque nous offre ainsi l’occasion d’aller plus en profondeur dans la description phonologique des créoles.
À l’exception de J.-R. Cadely (1994, 1988a & b, 2003, par exemple), d’H.-V. Tinelli (1970, 1974), d’A.-L. Annestin (1987), de J. Facthum-Sainton (1979, 2006), E. Nikiema (1999, 2000), E. Nikiema & P. Bhatt (2000), G. Hazaël-Massieux (1972), très peu de recherches ont abordé la phonologie des créoles de souche lexicale française de la Caraïbe. De nombreux points restent encore à élucider à ce niveau notamment, en ce qui concerne le CH, par exemple, le phénomène de la palatalisation qui est très récurrent et qui en constitue, à côté de la nasalisation, l’un des traits marquants. Notons, par ailleurs, qu’A. Valdman (1978) retient la nasalisation comme l’un des traits fondamentaux caractérisant le CH.
Ce colloque se veut un hommage à Pierre Vernet, fondateur de la Faculté de linguistique appliquée (FLA) qu’il a dirigée de sa création en 1978 au 12 janvier 2010 et au nonagénaire Yves Dejean, docteur en linguistique, militant et défenseur du CH et de son emploi comme langue de scolarisation à tous les niveaux en Haïti. Pierre Vernet, rappelons-le, est mort sous les décombres du bâtiment de la FLA effondré lors du séisme de 2010. Les deux ont publié, chacun, en 1980 un traité sur l’écriture du CH. Ils ont tous les deux proposé une orthographe phonographique établissant des correspondances quasi-fidèles entre les unités phoniques et leur représentation graphique. Cette graphie est donc transparente, biunivoque. Toutefois, cette transparence ou cette bi-univocité n’est pas pure simplicité : elle est assez complexe du point de vue de phénomènes résultant du sandhi hérités du français. Ce sont précisément ces éléments qui posent problème dans l’écriture du CH, le gros de la graphie étant bien établi. Un atelier de réflexion y a été consacré en 2013, même si les résultats n’ont pas été concluants. Par ailleurs, l’Akademi Kreyòl ayisyen a publié, le 1 er juin 2017, sa « Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen » mais n’a pas pris en considération cette dimension dont le traitement convoque un niveau assez sophistiqué du fonctionnement de la langue qu’est la phonologie. Cette dimension fait appel à des règles plus complexes que celles proposées explicitement dans la graphie officielle du CH promulguée le 31 janvier 1980 et pour laquelle on sent maintenant la nécessité d’une réforme.
Ce colloque nous offrira aussi l’occasion de présentation d’études comparées des créoles en termes tant diachroniques que synchroniques à partir de faits de langue spécifiques. 42 ans après la création du Comité international des études créoles (CIEC) et 40 ans après la fondation de la FLA, quelles sont les avancées des études créoles en Haïti ? Quel bilan tirer et quelles perspectives dégager ? Quelle est la place du CH dans les études créoles ? Comment se comporte le CH par rapport à son contact avec d’autres langues ? Quels peuvent être les points de rapprochement et d’éloignement entre le CH et les autres variétés de créoles qui sont étudiées dans la créolistique ? Sur un plan plus large, quel pourrait être l’apport de la notion d’analogie dans l’émergence des créoles ? Ces questions et bien d’autres seront débattues à partir des axes thématiques suivants dans lesquels s’inscriront les propositions de communication : A. Aspects descriptifs des créoles sur les plans phonologique, syntaxique, morphologie, sémantique, lexico-sémantique B. Analogie dans le fonctionnement des créoles C. Aspects sociolinguistiques, didactiques et éducatifs des créoles D. Le créole haïtien comparé à d’autres créoles E. Le créole haïtien entre diachronie et synchronie. Références citées Annestin Agnès-L., (1987), Structure syllabique de l’haïtien et nasalisation. Mémoire de Maitrise, Université́ du Québec à Montréal. Auroux Sylvain, (1994), La révolution technologique de la grammatisation. Liège, Mardaga. Bhatt Parth & Nikiema Emmanuel, (2000), Le statut de la nasalité en créole de Sainte-Lucie, Revue québécoise de linguistique, 28-1, 23-45. Cadely Cadely Jean-Robert, (1988a), L’opposition /r/ et /w/ en créole haïtien: un paradoxe résolu. Canadian Journal of Linguistics 33 (2), 121-142. Cadely Jean-Robert, (1988b), Représentations syllabiques et distribution des diphtongues en créole haïtien. Etudes Créoles 11 (1), 9-40. 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